1 août 2001

Les travailleurs indépendants au Québec 1990-2000 : illusions perdues

Par Jean-Sébastien Marsan

(Article publié dans Travail, le magazine de l’OIT, no 40, août 2001, p. 7-8.)

Retournons dix ans en arrière, en 1991. Le Québec, une des dix provinces du Canada, s’enfonce dans sa plus sévère récession économique depuis les années trente. Dans ce contexte de panique, chacun sauve sa peau. Un mode de vie jusque-là marginal refait surface : le travail indépendant (aussi appelé autonome). Porté aux nues pendant plusieurs années, il tend aujourd’hui à retourner dans l’ombre.

Québec (Canada) – La province comptera un million de travailleurs indépendants en l’an 2000 ou 25 % de la main-d’œuvre, soutient-on au début des années 90. Pourtant, le recensement canadien de 1991 ne dénombre que 290 000 indépendants hors du secteur agricole au Québec, incluant les entreprises en société et les employeurs, soit 8 % de l’emploi total non agricole (l’exclusion des agriculteurs est importante, car les nouveaux travailleurs indépendants se concentrent dans le secteur des services).

En comparaison, la main-d’œuvre des pays de l’OCDE compte alors environ 11,2 % de travailleurs indépendants dans les secteurs non agricoles. En 1997, cette proportion reste stable à 11,9 %, mais elle masque des extrêmes : 27 % en Grèce, 22,7 % en Italie, seulement 5,4 % en Norvège et 7,2 % aux États-Unis.

Le Québec des années quatre-vingt-dix voit se multiplier les initiatives gouvernementales, du secteur privé et de la société civile pour aider les travailleurs indépendants en puissance. Un discours à la mode tente de justifier la renaissance du travail en solo: « Nous sommes à l’orée de ce qu’on pourrait appeler l’âge du “post-salariat”, une époque où la logique du salariat traditionnel aura cédé sa place à celle des services rendus », peut-on lire dans l’introduction du Diagnostic sur le travail autonome, première étude exhaustive sur le travail indépendant au Québec (voir Travail no 21, sept.-oct. 1997, pp. 13-14).

Au tableau de bord des observateurs, les feux d’urgence s’allument : 60 % des travailleurs indépendants empochent moins de 20 000 dollars canadiens pendant l’année 1993, révèle le ministère du Travail dans une étude rendue publique en 1998 (« L’évolution de l’emploi atypique au Québec », Le Marché du travail vol. 19 no 5). Comparativement aux salariés et aux employeurs, les indépendants affichent le taux de travail à temps plein le plus faible, montrent les recensements de 1991 et de 1996. Seule consolation, ils paient moins d’impôts que les salariés.

Avec pour seule protection juridique le Code civil, sans autre rapport de force dans la négociation que leur rareté sur le marché, les affranchis du salariat permettent aux donneurs d’ouvrage de contourner le droit du travail et la syndicalisation. Le ministère du Développement des Ressources Humaines Canada (DRHC) confirme en 1998 « que les pratiques des employeurs, notamment la rationalisation des effectifs et la sous-traitance, sont les principaux facteurs qui expliquent l’augmentation du travail autonome ».

Certains patrons obligent carrément des salariés à se convertir en travailleurs indépendants. Par exemple, en 1994, Boulangeries Weston Québec incite ses vendeurs-livreurs syndiqués à troquer leur statut d’employé pour celui « d’entrepreneur indépendant ». Weston pousse la sollicitude jusqu’à signer un accord-cadre avec une institution financière afin de faciliter l’achat d’un camion par ses futurs sous-traitants « indépendants ».

Cas extrême, « le propriétaire d’un bar a essayé (sans succès) de définir une serveuse comme une employée autonome dont la tâche consistait à livrer des boissons qui avaient été sous-traitées, en échange de pourboires », relève en 1997 un rapport de DRHC.

Depuis 1997, l’emploi salarié reprend du poil de la bête, notamment grâce à la « nouvelle économie ». En décembre 2000, le taux officiel de chômage au Québec frôle 8 %, du jamais vu depuis 1976, contre 12 % en 1991. Les travailleurs indépendants se font plus rares (oublié, le million en l’an 2000) et leurs chantres, plus discrets.

Après une décennie de promotion du travail autonome, le phénomène montre son vrai visage : une réaction de survie face à la pénurie d’emplois de qualité. En 1996, le Québec ne compte que 5 000 emplois de plus qu’en 1990, tandis que la population en âge de travailler croît de 200 000 personnes pendant cette période.

Ce qu’il en reste de structurant, c’est la pauvreté et surtout la faible protection sociale des autonomes. Interdits de prestations de chômage et de congés payés, ils ne peuvent que cotiser à d’onéreuses assurances privées. En cas de faillite, leur dernier filet de sécurité demeure l’aide gouvernementale de dernier recours, environ 500 dollars par mois pour une personne vivant seule (ce montant correspond, dans une agglomération de 500 000 habitants et plus, au tiers du seuil de pauvreté déterminé par l’agence gouvernementale, Statistique Canada). En cas d’invalidité permanente non indemnisée par des programmes sociaux comme l’assurance automobile, un travailleur indépendant recevra un maximum de 935 dollars par mois de la Régie des rentes du Québec — montant bien inférieur au seuil de pauvreté reconnu.

Le portrait de la sécurité sociale des indépendants n’est pas totalement noir, cependant, puisqu’il existe des regroupements de travailleurs indépendants affiliés à des syndicats : professionnels des arts de la scène, journalistes pigistes, infirmières de pratique privée, camionneurs, chauffeurs de taxi, distributeurs en alimentation ainsi que plusieurs professionnels des médecines alternatives (acupuncteurs, naturopathes, ostéopathes, homéopathes).

Les avantages d’une telle représentation syndicale sont nombreux. Les centrales syndicales peuvent mobiliser d’importantes ressources humaines et financières pour la reconnaissance légale d’une profession, la représentation auprès des gouvernements, les procédures judiciaires, la constitution d’avantages sociaux et bien sûr les négociations avec les donneurs d’ordre. Le tout en laissant aux associations de travailleurs indépendants la liberté de définir des objectifs plus spécifiques.

Les artistes de la scène indépendants bénéficient d’une situation privilégiée grâce aux lois québécoises sur le statut professionnel des artistes, qui spécifient des normes minimales sur les conditions d’engagement avec leurs producteurs. Les artistes demeurent libres de se faire représenter par l’association professionnelle reconnue de leur choix et de négocier eux-mêmes leurs conditions de travail, du moment que celles-ci ne sont pas inférieures aux normes prévues par la loi.

Mais ces indépendants « syndiqués » ou dont les conditions de travail sont régulées par une loi demeurent rares. Simples pions sur l’échiquier du libéralisme économique, nombre de travailleurs indépendants isolés constituent une réserve de main-d’œuvre bon marché pour les donneurs d’ouvrage. Ceux-ci placent ainsi leurs fournisseurs en situation de concurrence et bénéficient, en toute légalité, des avantages du travail au noir. « Devenez votre propre patron », disaient-ils !