1 juin 2002

Le harcèlement moral fait des ravages chez les syndiqués

Par Jean-Sébastien Marsan

(Article publié dans Travail, le magazine de l’OIT, no 43, juin 2002, p. 12-14.)

Les menaces, les insultes, le sabotage font-ils partie du travail ? Tel semble bien être le cas si l’on en croit l’avalanche d’histoires d’horreur rapportées lors d’une réunion syndicale récemment tenue à Montréal. Le journaliste canadien Jean-Sébastien Marsan raconte comment le harcèlement moral est en train de devenir le nouveau fléau des travailleurs et ce que les représentants des travailleurs et des employeurs peuvent faire pour remédier à la situation.

MONTRÉAL, Canada – Une employée est menacée quotidiennement de viol par un courrier électronique anonyme, jusqu’à ce qu’elle plonge dans la dépression mentale. Un patron retire les portes des toilettes, estimant que les employés y perdent leur temps. L’équipe de jour d’une mine, en conflit avec l’équipe de soir, néglige délibérément de relever quelles sont les parois souterraines susceptibles de s’effondrer sur les travailleurs du soir.

Ces cas sont authentiques. Ils ont été glanés l’année dernière à la XIVe Conférence annuelle des délégués sociaux du Conseil régional Montréal métropolitain de la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ), la plus importante centrale syndicale de la province canadienne.

Chacun des 252 délégués sociaux du conseil, réunis dans un hôtel montréalais pour une journée de conférences et d’ateliers, avait son histoire d’horreur à raconter. Cette année, le harcèlement et la violence étaient d’ailleurs le thème de presque toutes les rencontres régionales des délégués sociaux de la FTQ.

De l’avis général des délégués sociaux montréalais, le harcèlement moral (ou psychologique) s’est récemment ajouté à la violence « habituelle » (passages à tabac, agressions sexuelles, racisme, sabotage, etc.). La cause ? « Toutes les pressions liées à la réorganisation du travail et au manque d’effectifs », déclare sans hésiter Denise Gagnon, coordonnatrice du réseau des délégués sociaux de la FTQ. « Les gens tombent malades physiquement ou mentalement, dit-elle. Ou bien, pour résister au stress, ils vont carrément s’agresser entre eux. »

LE RÔLE DES « DÉLÉGUÉS SOCIAUX »

Méconnus du grand public québécois, les délégués sociaux sont formés par les syndicats pour constituer un réseau d’entraide. Dans les années quatre-vingt, ils s’attaquaient essentiellement à des problèmes individuels : toxicomanie, éclatement de la famille, endettement, jeu compulsif, dépression, tendances suicidaires… Depuis les années quatre-vingt-dix, les conflits interpersonnels liés à l’organisation (ou à la désorganisation !) du travail les mobilisent davantage.

« Le délégué social est un aidant naturel dans son milieu de travail », explique Jean-Luc Pagé, délégué social au SCFP, local 301 (Syndicat des cols bleus de la Ville de Montréal). « Il a un rôle d’accompagnement, d’écoute, de médiateur et, à la limite, de ressourcement. Ça se fait d’égal à égal, on n’est pas des thérapeutes, des curés ou les Alcooliques anonymes. On est en première ligne, on prend les gens en charge et on les adresse à des professionnels (psychologues, médecins, etc.). »

Le programme des délégués sociaux du Conseil régional de la FTQ a été lancé en 1984. La FTQ compte environ 1 200 délégués sociaux à Montréal et près de 2 300 dans l’ensemble de la province de Québec. Un réseau de « travailleurs sociaux » qui n’a pas d’équivalent dans les autres centrales syndicales québécoises.

Un psychologue industriel invité à la Conférence, François Courcy, auteur d’une étude sur la violence au travail auprès de 600 travailleurs (dont 318 syndiqués à la FTQ), a brossé le portrait d’une animosité perverse, davantage verbale et psychologique que physique.

La violence des années deux mille est indirecte (par exemple, ne pas contredire une fausse rumeur plutôt que d’insulter quelqu’un en face) et passive – ne pas avertir tel travailleur d’un risque d’accident plutôt que de provoquer soi-même l’accident, ou encore détruire psychologiquement un employé par simple ostracisme, en l’ignorant ou en l’isolant de ses collègues. Les collègues de la victime fermeront les yeux, par peur ou par lâcheté, et l’agresseur ne sera pas inquiété.

« Ce qui est un problème, c’est la compétition entre travailleurs pour le job, notamment pour les heures supplémentaires », soutient Francine Burnonville, coordonnatrice du réseau des délégués sociaux du Conseil régional Montréal métropolitain.

Pour conserver un poste ou obtenir des heures supplémentaires, « la violence ne sera pas raciste ou sexuelle, ce qui n’est plus acceptable, et il n’y aura pas de coups de poing sur la gueule », explique Francine Burnonville. « Les comportements s’inscriront dans un autre registre, celui de la violence passive : accusations d’incompétence, manœuvres pour qu’un employé ait l’air fou, pour qu’il n’ait pas ses outils de travail, de la mesquinerie quoi. »

LA RESPONSABILITÉ DE L’EMPLOYEUR

Entre 1990 et 1999, le nombre de plaintes déposées à la Commission de la santé et de la sécurité au travail du Québec (CSST) pour « lésion psychique » a doublé. François Courcy souligne que cinq ou six travailleurs québécois se suicident chaque semaine pour une raison liée à leur travail. Chaque semaine !

Un petit livre pratique récemment publié par les Éditions Transcontinental, Un collègue veut votre peau (Montréal, collection « S.O.S. boulot »), décrit trois archétypes d’agresseur :

    1. La « brute », irrécupérable salaud qui éprouve depuis l’enfance un plaisir à détruire la dignité d’autrui.

    2. Le « politicien », un employé ambitieux qui harcèlera un collègue pour lui voler ses idées, obtenir une promotion ou une faveur de la direction.

    3. L’« imposteur », salarié incompétent qui camoufle ses erreurs en calomniant les autres.

À ces trois types d’agresseurs correspondent trois types de victimes:

    1. La « brute » choisit des cibles faciles, fragiles sur le plan affectif ou qui ne peuvent quitter leur emploi.

    2. Le « politicien » s’en prend aux employés considérés comme des concurrents à éliminer.

    3. L’« imposteur », pour se protéger, disqualifie ses anciens collègues.

Cette typologie de comportements, utile sans aucun doute, a le défaut de ne pas mettre en cause la responsabilité de l’employeur. L’auteur de Un collègue veut votre peau limite la problématique aux relations entre employés, comme si prévenir et soigner les agressions n’étaient que du ressort des travailleurs. Des travailleurs souvent individualistes et insensibles – chacun cherche d’abord à sauver son emploi –, ce qui n’aide en rien.

Dans son célèbre Le harcèlement moral, la violence perverse au quotidien (Syros, Paris, 1998), livre qui a eu un important retentissement en France et à l’étranger, la psychiatre et psychanalyste Marie-France Hirigoyen écrit : « Il ne faut pas banaliser le harcèlement en en faisant une fatalité de notre société. Ce n’est pas la conséquence de la crise économique actuelle, c’est seulement une dérive d’un laxisme organisationnel. »

En 2001, l’auteure a poursuivi sa réflexion dans Malaise dans le travail : le harcèlement moral, démêler le vrai du faux, où elle souhaite que les gouvernements obligent les entreprises à se doter de programmes de prévention contre ce qui n’est pas une tare individuelle mais bien une pathologie collective. En France d’ailleurs, la notion de harcèlement moral figure, depuis peu, dans le Code du travail.

« Ce qui fait qu’il y a de la violence dans un milieu, c’est la façon dont les gens sont gérés », assure François Courcy. « Qui gère, en dernière analyse ? L’employeur. » Le délégué social Jean-Luc Pagé renchérit : « L’organisation du travail est violente. Les gens deviennent intolérants, impatients, fatigués, usés, agressifs, et ils ne sont pas écoutés. »

François Courcy, lors de ses enquêtes de terrain, a noté que la majorité des employeurs fermaient les yeux sur la violence. Celle-ci a pourtant d’importantes répercussions sur les entreprises : montée de l’absentéisme, chute de la productivité, perte de clients, accroissement du nombre de plaintes, coûts du remplacement des employés démissionnaires ou en congé de maladie, augmentation des cotisations à la CSST. Résultat : la rentabilité diminue.

ET LA VIOLENCE SYNDICALE ?

Les syndicats ne sont pas sans défauts, leurs membres utilisent aussi la violence ou le harcèlement pour parvenir à leurs fins. C’était « la » question de la Conférence annuelle des délégués sociaux montréalais, en novembre dernier : que faire avec des syndiqués brutaux ?

Jean-Luc Pagé, du très militant Syndicat des cols bleus de la Ville de Montréal, avoue : « On est considéré comme un syndicat assez violent, mais tout est mis en œuvre pour contrer la violence. Il peut y avoir des individus dysfonctionnels dans un syndicat, j’en ai connu. Les syndicats doivent faire de la sensibilisation auprès de leurs membres et de leurs structures pour mieux combattre ce fléau-là, mais je ne pense pas que nos organisations syndicales soient violentes en soi. »

« Les relations de travail, ce sont des rapports de force, ce n’est pas un domaine sans violence », affirme pour sa part Denise Gagnon. « Ça fait 25 ans que je milite. Au début, quand on faisait de la négociation collective, c’était la politique du poing sur la table plutôt que celle de l’argumentation », relate la syndicaliste. « Aujourd’hui, on se documente, on se prépare mieux avant la négociation pour ne pas se retrouver dans un cul-de-sac. On disait, il y a 20 ans, que 10 % des contrats [de travail] se concluaient avec un conflit, aujourd’hui on parle de 3 à 5 %. »

Dans un cas de violence au travail, un syndicat a le devoir de représenter équitablement l’agresseur et la victime présumés devant la CSST ou les tribunaux. Pris entre l’arbre et l’écorce, les délégués sociaux de la FTQ font la preuve que les relations de travail vont bien au-delà des pancartes et des conventions collectives.