2 décembre 2022

Le chaste enlèvement

Par Jean-Sébastien Marsan

(Ce texte, initialement rédigé pour le tome III de Histoire populaire de l’amour au Québec, n’a pas été inséré dans l’ouvrage.)

La littérature québécoise en fascicules, romans d’amour, d’espionnage, policiers, de science-fiction et autres genres, a connu une forte popularité dans les années 1940.

Ce phénomène culturel très démocratique — les titres étaient vendus 0,10 $ pour 32 pages et les tirages atteignaient des milliers d’exemplaires chaque semaine — a culminé au début des années 1950. L’avènement de la télévision (1952), puis du livre de poche édité en France et massivement exporté (1953) ont signé l’arrêt de mort des fascicules québécois. L’éditeur Harlequin, fondé à Winnipeg en 1949 (aujourd’hui basé à Toronto), a ensuite dominé le marché du roman sentimental à bas prix.

Comme tout produit manufacturé en série, rien ne ressemblait davantage à un roman d’amour à dix sous qu’un autre roman d’amour à dix sous. Une étude universitaire* portant sur 104 romans sentimentaux publiés dans les années 1940 et 1950 a révélé plusieurs constantes : les personnages féminins ne vivent que pour l’amour et l’homme de leurs rêves ; ce mâle alpha initie la femme à l’amour, vole à son secours, devient son protecteur et son pourvoyeur ; pour corser l’intrigue, on y injecte des crises de jalousie et des rivalités, des malentendus inextricables, des coups de théâtre telle la réapparition inespérée d’un enfant abandonné, etc., et surtout les sacrifices et les souffrances exigés par l’amour, qui se développe dans la douleur, mais toujours avec une promesse de bonheur ; les héroïnes jouissent généralement d’une beauté physique enviable, et celles qui n’ont pas la chance d’arborer un corps de rêve auront quand même l’occasion de s’épanouir grâce à la magie de l’amour ; le mariage est l’aboutissement de toute relation amoureuse (les déclarations d’amour sous-tendent toujours une volonté de se marier), union dans laquelle la femme trouvera des conditions idéales d’existence et de sécurité ; puis elle s’investira dans le mariage jusqu’à la fusion avec le mari, comme si elle perdait son identité. En bref, tout ce qu’il faut pour que les lectrices — ces romans s’adressaient à un public féminin — puissent vivre l’amour par procuration.

Les Éditions Police Journal, le plus important éditeur de fascicules littéraires du Québec d’après-guerre, ont notamment publié les populaires séries policières Les aventures étranges de l’agent IXE-13 (« l’as des espions canadiens ») ainsi que quantité de romans fleur bleue : Gilberte la déshonorée, La fille perdue, Mes deux blondes, La sacrifiée, Les trois amours de Gisèle, À toi mon coeur, L’amour triomphe et tant d’autres.

Explorons l’un de ces romans des Éditions Police Journal, choisi au hasard, Le chaste enlèvement (par Firmin Bibeau, 1944), présenté sur la couverture comme un « Grand roman d’amour » et vendu 10 cents pour les invariables 32 pages.

En vacances dans les Laurentides, Ulric Bertrand, 25 ans, comptable dans une compagnie d’assurance, s’offre une promenade en canot sur le Lac Aux Quenouilles. Soudain, il entend le cri de détresse d’une jeune femme qui vient de chavirer et qui s’accroche désespérément à son canot renversé. Ulric Bertrand plonge et vole au secours de la naufragée. « Avec sa robe collée au corps et qui moulait ses formes harmonieuses et souples, la jeune fille était réellement très belle. » L’intrépide secouriste est immédiatement sous le charme. Sur la berge, il allume un feu de branches pour que la rescapée puisse se sécher.

La jeune femme, qui dit ne pas savoir nager, remercie son sauveur. Elle dévoile son identité — Jeanne Pierlot — , explique qu’elle séjourne près du lac dans une villa qui appartient à son père, vacances qui l’ennuient. Ulric Bertrand connaît de réputation la famille Pierlot, dont le patriarche est l’un des hommes les plus riches de Montréal et son épouse une personnalité que l’on dit remarquablement snob. Comment un simple comptable dans une compagnie d’assurance pourrait-il se faire inviter chez les Pierlot ? Car le jeune homme, ensorcelé par un coup de foudre, n’a désormais qu’un projet en tête : conquérir la belle Jeanne.

Celle-ci, reconnaissante, invite tout de go Ulric Bertrand à luncher dans la villa familiale. Le soupirant n’en revient pas d’avoir autant de chance, mais il craint l’accueil que lui fera cette famille richissime. La mère Pierlot, de fait, le reçoit froidement.

« Il y a des gens roués qui se disent que le meilleur moyen de conquérir une jeune fille est d’abord de faire le siège de la mère. » Ulric Bertrand essaie d’amadouer la mère Pierlot, sans succès.

Jeanne manifeste l’envie de revoir Ulric Bertrand. Rendez-vous pris pour le lendemain.

Lorsqu’Ulric Bertrand retrouve Jeanne Pierlot, son cœur bat à tout rompre, mais un souci le tracasse. « Allait-il passer pour quelqu’un qui recherche une jeune fille à cause de la fortune paternelle ? » Le jeune se convainc que l’argent ne sera pas un obstacle à l’amour qu’il éprouve pour la jeune femme, « l’idéal de la beauté et de la grâce. »

Les deux jeunes ont une conversation tout de badinage amoureux. Puis ils vont se baigner. Ulric Bertrand constate avec stupéfaction que Jeanne Pierlot nage comme une sirène. Celle-ci lui avoue qu’elle a fait exprès de chavirer en canot la veille pour attirer son attention. Pourquoi ? « Parce que je m’ennuyais… et je voulais quelqu’un pour partager mon ennui », avoue-t-elle.

Ulric est convaincu d’avoir rencontré la femme de sa vie. « S’il est vrai que l’amour est contagieux et qu’il y a une prédestination qui fait que deux êtres sont destinés l’un à l’autre, il ne pouvait s’empêcher de bénir le bienheureux hasard qui lui avait inspiré de venir passer ses vacances au Lac Aux Quenouilles », résume le narrateur du roman.

Ce jour-là, les amoureux s’embrassent passionnément. « Leurs destinés à jamais étaient scellées. […] Une minute avait suffi pour qu’ils soient l’un à l’autre et cela pour toute la vie. »

Pendant les deux semaines qui suivent, ils vivent ensemble « d’un bonheur calme et tranquille dans l’enchantement féérique d’un amour partagé. »

Nous voilà au milieu du récit. Les vacances prennent fin et les amoureux doivent retourner au sein de leurs familles respectives, chacun de leur côté. Dans la douleur de la séparation, ils se jurent un amour éternel.

Les semaines, les mois passent. La mère Pierlot a pour projet de marier sa fille Jeanne avec un fils de bonne famille. La jeune femme résiste, puis finit par céder.

Ulric Bertrand, toujours obnubilé par l’amour pour Jeanne, met en oeuvre un plan rocambolesque : il la kidnappe et s’enferme avec elle pendant une semaine dans un chalet perdu ! Sur le coup, Jeanne n’apprécie pas du tout. Puis les sentiments l’emportent… « Elle était forcée de s’admettre qu’elle l’aimait encore et qu’elle n’avait jamais cessé de l’aimer. » Et elle le prie de l’épouser. Happy end du roman à dix cennes.

*La femme et la société dans la littérature sentimentale populaire québécoise 1940- 1960, mémoire de maîtrise de Caroline Barrett à l’Université Laval en 1979 résumé dans « L’évasion dans la littérature sentimentale populaire », Au nom du père, du fils et de Duplessis, Montréal, Les éditions du remue-ménage, 1984, p. 137-152.