14 octobre 2020

L’affaire Maria Monk : l’Hôtel-Dieu de Montréal donjon de la débauche

Par Jean-Sébastien Marsan

(Ce texte, initialement rédigé pour le tome II de Histoire populaire de l’amour au Québec, n’a pas été inséré dans l’ouvrage.)

New York, 14 octobre 1835. Le journal The American Protestant Vindicator révèle en exclusivité qu’une Montréalaise d’origine installée dans la métropole américaine, Maria Monk, publiera un livre sur les violences sexuelles et les crimes commis à l’Hôtel-Dieu de Montréal par des religieux et des religieuses.

Maria Monk, placée très jeune dans le couvent de l’Hôtel-Dieu, a été témoin de scènes atroces et scandaleuses : agressions sexuelles, religieuses engrossées, châtiments corporels sadiques, meurtres et suicides, énumère le journal, qui affirme aussi qu’on a obligé la couventine, sous l’ordre de la supérieure de l’Hôtel-Dieu ainsi que de l’évêque auxiliaire de Montréal, Mgr Jean-Jacques Lartigue, à participer à l’assassinat d’une religieuse qui refusait de se soumettre aux vices des prêtres.

Des exemplaires de l’American Protestant Vindicator parviennent à Montréal en moins de deux semaines. Indignation générale.

Le livre de Maria Monk est lancé à New York en janvier 1836 sous le titre Awful Disclosures of Maria Monk: as Exhibited in a Narrative of her Sufferings During a Residence of Five Years as a Novice, and Two Years as a Black Nun, in the Hotel Dieu Nunnery at Montreal. On y lit que des couventines étaient sexuellement exploitées par des prêtes du séminaire voisin qui empruntaient un couloir souterrain secret pour leurs visites honteuses. Les nouveaux-nés issus de ces unions forcées étaient baptisés (le sacrement du baptême « lavant » le péché d’une naissance hors mariage), puis étranglés et enterrés au sous-sol de l’Hôtel-Dieu, affirme Maria Monk.

Son livre, scabreux à souhait, connaît un énorme succès. Extraits :

« Le prêtre alors en service était le père Larkin. […] Il a d’abord mis de l’huile sur la tête des nourrissons, comme c’est la coutume avant le baptême. Lorsqu’il eut baptisé les enfants, ils furent emmenés, les uns après les autres, par une des vieilles religieuses, en présence de nous tous. Elle pressa sa main sur la bouche et le nez du premier si fort qu’il ne put respirer, et en quelques minutes, quand la main fut enlevée, il était mort.* »

« Sur le lit, la prisonnière était couchée, le visage vers le haut, puis attachée avec des cordes pour qu’elle ne puisse pas bouger. En un instant, un autre lit fut jeté sur elle. Un des prêtres, nommé Bonin, jaillit le premier sur elle, de toute sa force. Il fut rapidement suivi par les religieuses, jusqu’à ce qu’il y en ait autant sur le lit qu’il soit possible de trouver de la place, et toutes firent ce qu’elles pouvaient, non seulement pour l’étouffer, mais aussi pour la meurtrir.* »

« L’un des pires châtiments que j’aie jamais vu infliger était celui de la casquette ; et pourtant certaines des vieilles nonnes ont été autorisées à l’infliger à leur gré. […] Ces casquettes étaient conservées dans un placard de l’ancienne salle des religieuses, d’où elles étaient apportées quand on le voulait. Elles étaient petites, faites d’un cuir d’apparence rougeâtre, ajustées étroitement à la tête et attachées sous le menton avec une sorte de boucle. C’était pratique courante d’attacher les mains de la religieuse derrière et de la bâillonner avant que la casquette ne soit mise pour éviter le bruit et la résistance. […] Si je n’avais pas été bâillonnée, je suis sûr que j’aurais poussé des cris horribles. J’en ai ressenti les effets pendant une semaine.* »

(*Traduction libre.)

Une réédition du livre voit le jour avec, en annexes, les répliques de Maria Monk aux lecteurs qui ont douté de la vraisemblance de ses révélations.

À l’automne 1836 surgit à New York une Montréalaise qui prétend avoir connu Maria Monk à l’Hôtel-Dieu. Son témoignage est publié dans une brochure intitulée The Escape of Sainte Frances Patrick, another Nun from the Hotel Dieu Nunnery of Montreal, to Which is Appended a Decisive Confirmation of the Awful Disclosures of Maria Monk.

Décidément, tirer à boulets rouges sur l’Hôtel-Dieu de Montréal est devenu tendance à New York !

Des journalistes entreprennent de vérifier les faits. À Montréal, le journal L’Ami du peuple, de l’ordre et des lois (financé par les Sulpiciens) a recueilli dès octobre 1835 des déclarations sous serment, avec des affidavits, qui réfutent les allégations de Maria Monk. Les propriétaires-éditeurs du journal, John Jones et Pierre-Edouard Leclère, publient ces documents à New York en 1836 dans un livre intitulé Awful Exposure of the Atrocious Plot, Formed by Certain Individuals Against the Clergy and Nuns of Lower Canada, Through the Intervention of Maria Monk.

Un rédacteur du New York Commercial Advertiser, William L. Stone, se déplace à Montréal en octobre 1836 et obtient la permission de visiter l’Hôtel-Dieu (situé à l’époque sur la rue Saint-Paul, près du fleuve Saint-Laurent — aujourd’hui dans le Vieux-Montréal). Le journaliste n’y trouve aucun indice qui permettrait de croire au témoignage de Maria Monk.

Il existe bel et bien un tunnel… qui ne conduit pas au séminaire, constate le journaliste. Les religieuses cloîtrées utilisent ce passage souterrain pour se rendre au fleuve sans avoir à traverser la rue Saint-Paul et se montrer en public.

William L. Stone, convaincu de la totale fausseté du livre de Maria Monk, la qualifie, dans le New York Commercial Advertiser, de mythomane. Il publie également une brochure intitulée The True History of Maria Monk: a Refutation of the Fabulous History of an Arch-Impostor.

Insensible aux critiques, Maria Monk récidive en 1837 en signant Further disclosures by Maria Monk, Concerning the Hotel Dieu Nunnery of Montreal; Also, her Visit to Nuns’ Island, and Disclosures Concerning that Secret Retreat. La « retraite secrète » en question, située à l’Île des Sœurs (au sud-ouest de Montréal, propriété des religieuses de la Congrégation Notre-Dame), est un établissement où des religieuses venues de partout au Canada et même des États-Unis se rendent discrètement pour accoucher d’enfants illégitimes, s’il faut croire l’auteure.

Les autorités religieuses démentent vigoureusement les propos de Maria Monk, de même que les journaux du Bas-Canada (y compris des journaux anglo-protestants, dont The Montreal Gazette et The Morning Courier). On accuse la jeune femme d’être une libertine manipulée par un prêtre méthodiste américain dont elle serait amoureuse.

Dans un autre effort pour infirmer les livres de Maria Monk, le 18 mars 1837 Mgr Jean-Jacques Lartigue invite officiellement une délégation new-yorkaise au couvent de l’Hôtel-Dieu et à l’île des Sœurs.

Bien que Maria Monk soit discréditée au Canada, sa réputation et ses bouquins sont fréquemment mentionnés dans les journaux du pays jusqu’en 1865 environ.

Aux États-Unis, ses livres demeurent très populaires au XIXe siècle, puis connaissent de nombreuses rééditions au XXe siècle et encore récemment, dans les années 1990 et 2000 — cliquez sur les couvertures ci-dessous. Quand un ouvrage trash tombe dans le domaine public, les opportunistes se bousculent au portillon… En 2019, un éditeur a relancé Awful Disclosures, « The original nunsploitation novel! »

Les dessous d’un pamphlet anticatholique
Maria Monk est née le 27 juin 1816 à Dorchester (aujourd’hui Saint-Jean-sur-Richelieu) d’un couple originaire d’Écosse. Son père a perdu la vie en 1824. Sa mère gagnait sa croûte comme ménagère au château De Ramezay, à Montréal, résidence officielle du gouvernement. Maria a grandi dans la pauvreté et la négligence. Toutes les sources documentaires rapportent qu’à l’âge de sept ans environ, elle s’est enfoncé un crayon dans une oreille, accident qui aurait endommagé son cerveau !

À la suite d’activités de prostitution, elle a été internée en novembre 1834 à l’Institution charitable pour les filles repenties, à Montréal, refuge où les créatures de mauvaise vie se mortifiaient dans le travail et la pénitence.

Turbulente, Maria Monk a été expulsée de l’Institution en mars 1835. À 19 ans, enceinte, elle s’est enfuie à New York.

Comment, dans ces conditions, a-t-elle pu rédiger un livre et créer un buzz médiatique avant sa sortie ?

Bien qu’il soit probable que Maria Monk ait été témoin et victime de mauvais traitements pendant son enfance et son adolescence, événements qui pouvaient constituer un récit, le contexte religieux aux États-Unis explique tout.

L’hostilité envers le catholicisme y avait pris de l’ampleur dans les années 1830 à la suite d’une forte immigration d’Européens de confession catholique, de la multiplication des missions et des conversions, de la fondations de séminaires, d’écoles, de couvents, etc., ainsi que d’un concile (assemblée d’évêques et de théologiens qui discutent et adoptent, en accord avec le Pape, de questions de doctrine et de règles communes) tenu à Baltimore en 1829.

Un article de la revue québécoise d’histoire Les Cahiers des Dix consacré à l’affaire Maria Monk décrit l’affolement qui régnait alors chez les protestants aux États-Unis :

« Ils constatèrent que l’Église s’était définitivement implantée sur le sol américain et que, désormais, elle ne ferait que croître et étendre son influence. Aussi furent-ils pris de panique et multiplièrent-ils dans leurs journaux les cris d’alarme. On se mit à signaler presque quotidiennement l’arrivée des vaisseaux dans les ports et le nombre d’immigrants qui en étaient descendus. Pour certains journalistes, les Irlandais devenaient des jésuites déguisés ; pour d’autres, Rome expédiait sur les rives américaines un grand nombre de pauvres et de criminels afin d’affaiblir la république en vue d’une conquête possible ! »

L’antipathie envers les cathos a parfois dégénéré en violence. Dans la nuit du 11 août 1834, une population fanatisée a incendié un couvent tenu par les Ursulines à Charleston (près de Boston).

Pour revenir à Maria Monk, le journal montréalais L’Ami du peuple, de l’ordre et des lois fut le premier à alerter le public sur les calomnies de la supposée couventine. L’édition du 24 octobre 1835 éclaire les dessous de l’affaire :

« Depuis longtemps nos lecteurs entendent vanter par les soi-disant libéraux de notre province, la tolérance et la libéralité américaine, et le bonheur dont nous jouirions si nous étions joints aux Etats-Unis. Plus d’une fois déjà nous avons eu occasion de combattre ces idées […]. Aujourd’hui nous avons sous les yeux un écrit publié par un journal de New-York [sic], dans lequel on trouve la preuve la plus convaincante de l’intolérance extrême et de la fureur même qui anime les américains [sic] contre ceux qui ne pensent point comme eux, soit en religion, soit en politique. »

Il s’agit de l’American Protestant Vindicator, dirigé par des Méthodistes.

L’Ami du peuple, de l’ordre et des lois a mené des entrevues et des vérifications pour cerner les motivations de Maria Monk — qui n’est pas nommée dans l’article « par égard pour sa famille » — et, a-t-on découvert, de celui qui abusait d’elle :

« Il y a environ deux mois, une jeune femme se présenta dans l’un des principaux hôtels de notre ville. Elle était accompagnée d’un ministre méthodiste des Etats-Unis. Cette jeune femme était en état de grossesse et commença à débiter dans l’hôtel en question la ridicule fable que nous reproduit le Vindicator. Elle prétendit qu’elle avait été séduite par un prêtre de cette ville, et le ministre qui l’accompagnait fit circuler cette histoire du mieux qu’il lui fut possible. Les maîtres de la maison qui doutaient entièrement de la vérité du fait, parce qu’ils connaissaient les vertus et l’honneur de notre clergé, surveillèrent sa conduite et ne tardèrent pas à découvrir qu’il existait entr’elle et le ministre méthodiste qui l’accompagnait des liaisons plus intimes que celles de la charité. Ils interrogèrent cette malheureuse et après avoir obtenu d’elle l’aveu qu’elle était soldée pour débiter cette fable, la prièrent de quitter la maison et firent aussi le même compliment à celui qui l’accompagnait. Furieux, sans doute, de ce traitement, ils allèrent trouver plusieurs magistrats et hommes de loi pour tâcher d’intenter une action de dommages contre le prêtre qu’elle disait être son séducteur et de faire ainsi un scandale public ; partout elle fut repoussée honteusement et éconduite avec le mépris que méritait son infâme conduite. Cependant le bruit de cette affaire se répandit dans la ville, et plusieurs personnes jalouses de découvrir la vérité allèrent aux informations et se rendirent auprès de la mère de cette jeune femme. Ils apprirent d’elle que sa fille avait été séduite par le ministre même qui accusait les prêtres catholiques. Ils surent de plus que depuis lors elle avait mené une vie fort libertine, et que ce n’était que depuis quelques mois que le ministre était venu la ramener à Montréal, sans doute, pour la faire servir à son infâme projet. Enfin, après d’autres recherches ils surent qu’elle avait été prostituée en cette ville et qu’elle n’avait jamais résidé à l’Hôtel-Dieu de Montréal. La mère dit qu’on lui avait offert à elle même une assez forte somme, si elle voulait faire serment que sa fille avait été séduite à l’hopital [sic]. Tous ces faits sont prouvés et avant peu nous publierons les preuves authentiques, appuyés par des affidavits de la mère elle même, de nombre de protestants distingués et même de ministres de cette religion qui ont pris part à ces recherches et qui y ont trouvé une preuve de plus de la vertu de nos prêtres. »

Ces dépositions et recherches ont effectivement été publiées en 1836 dans le livre des propriétaires-éditeurs du journal, Awful Exposure of the Atrocious Plot.

Pour l’historien américain Ray Allen Billington (1903-1981), Maria Monk a été instrumentalisée à des fins de propagande anticatholique. Dans The Protestant Crusade 1800-1860: A Study of the Origins of American Nativism (1938), il soutient que l’homme qui a aidé la jeune femme à s’échapper aux États-Unis est le révérend William K. Hoyt, président de la Canadian Benevolent Association, un organisme anticatholique.

« Il l’a sans aucun doute emmenée à New York où il s’est arrangé avec plusieurs autres ecclésiastiques sans scrupules, parmi lesquels le révérend J. J. Slocum, le révérend Arthur Tappan, le révérend George Bourne et Theodore Dwight, pour l’employer comme dupe pour leurs propres projets de mercenaires.* »

Ces derniers se sont plus tard disputés devant les tribunaux au sujet du partage des juteux profits générés par les Awful Disclosures, ce qui a révélé des informations au grand jour.

« Les poursuites judiciaires qui ont suivi la publication des Awful Disclosures ont indiqué que Slocum était en fait responsable de la majeure partie de la rédaction du livre, mais que Hoyt, Bourne, et d’autres avaient fait des suggestions et pris la plus grande part des bénéfices. Il est probable que les éditeurs de l’American Protestant Vindicator étaient également intéressés, car juste avant l’apparition des affreuses divulgations, ils consacraient un espace inhabituellement important à des articles traitant de la prétendue immoralité de la vie de couvent et laissaient même entendre qu’il y avait une religieuse évadée dans la ville qui allait bientôt écrire ses mémoires.* »

(*The Protestant Crusade 1800-1860, traduction libre.)

Environ 300 000 exemplaires des ouvrages attribués à Maria Monk ont été vendus avant la guerre de Sécession (1861-1865), a estimé Ray Allen Billington.

Dans toute cette histoire, la pauvre Maria Monk fut le dindon de la farce. On l’a traitée de mythomane, mais elle a peut-être confié aux Méthodistes des histoires vécues. Après une vie de galère et de misère — prostitution, grossesses illégitimes, alcoolisme, peine de prison pour cambriolage —, Maria Monk est décédée dans une prison de Blackwell’s Island (aujourd’hui Roosevelt Island, New York) en 1849 à l’âge de 33 ans.


Sources : Ray Allen Billington, The Protestant Crusade 1800-1860: A Study of the Origins of American Nativism, Chicago, Quandragle Paperbacks, 1964, p. 99-108 ; Dictionnaire biographique du Canada ; Encyclopaedia Britannica ; Guy Giguère, Honteux personnages de l’histoire du Québec. Faits troublants sur nos élites et nos héros, de 1600 à 1900, Montréal, Stanké, 2002, p. 155-159 ; Sylvie Ouellette, Maria Monk : roman, Montréal, VLB, 2007 ; Mary Anne Poutanen, Beyond Brutal Passions: Prostitution in Early Nineteenth-Century Montreal, Montréal/Kingston/London/Ithaca, McGill-Queen’s University Press, coll. « Studies on the History of Quebec/Études sur l’histoire du Québec » no 30, 2015, p. 153-157 ; Philippe Sylvain, « L’affaire Maria Monk », Les Cahiers des Dix no 43, 1983, p. 167-184.