28 février 2020

La violence, ingrédient de notre culture de l’amour

Par Jean-Sébastien Marsan

(Version intégrale et mise à jour d’une lettre d’opinion publiée le 28 février 2020 dans le quotidien Le Devoir, p. A8.)

Pourquoi tant d’hommes (et parfois des femmes) brutalisent et assassinent la personne qu’ils prétendent aimer ?

Dans l’excellente série de reportages sur la violence conjugale récemment publiée par Le Devoir (22 au 26 février 2020), c’est la seule question restée sans réponse. On a mentionné quelques facteurs de risque, par exemple une enfance marquée par la violence, une volonté de domination, les problèmes de drogue ou d’alcool, la maladie mentale. Mais personne n’a remonté à la racine du mal.

Parmi tout ce qui peut entraîner quelqu’un à sombrer dans la violence conjugale et parmi tout ce qui peut amener la victime à trouver des excuses pour ne pas porter plainte, il y a un tabou : notre culture de l’amour et son modèle conjugal dominant, soit le couple fusionnel, exclusif et pour-la-vie.

La violence prend sa source avant la rencontre. Nombre de célibataires, obnubilés par le mythe de « l’âme sœur » (aussi appelé « Grand Amour »), vivent dans l’attente désespérée d’un homme ou une femme de-leur-vie, leur « moitié » prédestinée. Plus leur célibat se prolonge, plus leurs exigences envers « l’âme sœur » sont démesurées et plus l’insatisfaction devient chronique. Lorsqu’ils mettent enfin la main sur « l’âme sœur » tant espérée, l’enjeu se déplace : il faut désormais « réussir son couple ».

La fusion, ce sont ces amoureux qui vivent en autarcie, comme si la société n’existait plus, et qui s’acharnent à satisfaire l’autre à 100 % sur tous les plans, chaque partenaire devant jouer simultanément tous les rôles : celui du père de famille modèle ou de la mère parfaite, de l’amant ou de la maîtresse, du gigolo ou de la prostituée, de l’ami(e) intime et de l’assurance-vieillesse. « L’âme sœur » doit combler tous les désirs de l’autre.

L’exclusivité amoureuse et sexuelle est scellée par la promesse de fidélité pure et parfaite : « Je ne te tromperai jamais, je le jure ! » Et cette union doit être définitive, à vie, même si les partenaires sont tombés en amour à l’âge de 20 ans.

Dessin de Martin Van Maele, graveur et illustrateur français (1863-1926)

Le couple exclusif-fusionnel-définitif condense trop d’exigences et instaure un totalitarisme domestique. Les partenaires, totalement repliés sur eux-mêmes, tentent de combler tous leurs besoins, de réaliser ensemble tous leurs fantasmes, de résumer la totalité du monde. (La seule activité intensive qui soit permise à l’extérieur d’un couple exclusif-fusionnel-définitif est le travail rémunéré, parce qu’il faut bien payer les factures. J’ai personnellement vu des couples s’entredéchirer parce que l’un des partenaires osait réclamer le droit de sortir avec des amis un soir par semaine ou souhaitait consacrer un peu de temps libre, en solitaire, à un loisir quelconque. L’amitié et la solitude, menaces pour le couple…)

Ces partenaires refoulent systématiquement tous les désirs et toutes les pulsions suscités par tout ce qui grouille hors de leur couple. Ils doivent également compenser pour tout ce qu’il faut abandonner lorsqu’on s’installe dans la vie conjugale, c’est-à-dire toutes les libertés du célibat, tous les plaisirs de la séduction et de la rencontre, toute l’excitation de l’aventure et du mystère, et même l’individualité.

Toujours sur le qui-vive, les partenaires d’un couple exclusif-fusionnel-définitif se surveillent l’un l’autre, en menant des interrogatoires suspicieux : « Où étais-tu hier ? Avec qui ? À quoi tu penses, là ? » Et l’injonction psy de « communiquer » sur tout, en tout temps, renforce la surveillance totalitaire.

Il suffit d’une baisse de tension dans l’intensité amoureuse, d’une négligence, d’un écart de conduite pour qu’éclatent des crises de jalousie et autres scènes hystériques (avec lancers de vaisselle). Ces accès de violence seront tenus pour des « preuves d’amour »…

Récapitulons. Notre culture de l’amour constitue un excellent terreau pour la violence conjugale : nous croyons qu’une « âme sœur », homme ou femme de-notre-vie, nous est prédestinée, et lorsqu’on réussira à mettre le grappin dessus, il ne faudra pas la laisser s’échapper ; nous considérons normal, naturel et universel de posséder un être humain en exclusivité, au nom de l’amour ; une relation de couple ne peut se vivre que dans la fusion ; il faut constamment surveiller notre partenaire ; et la rupture reste inconcevable — l’amour-pour-la-vie ou rien. Comment s’étonner que de tous les crimes contre la personne, environ 25 % sont commis en contexte conjugal bon an, mal an ?*

Comme le dit la maxime : « Aimer quelqu’un, c’est lui donner le pouvoir de nous détruire. »

*Gouvernement du Québec, Statistiques sur la police et sur la prévention de la criminalité.